Submersions et élévation du niveau marin : de l’estuaire laissé-pour-compte à l’estuaire proactif ?

Avant de s’intéresser à l’adaptation du territoire, il faut en connaitre les faiblesses et les atouts. Le risque (résultante de l’aléa et de l’enjeu) est une donnée essentielle à prendre en compte dans ce cadre. L’estuaire présente une particularité à ce propos : il est beaucoup moins considéré sous l’angle du risque que le linéaire côtier, alors même qu’il est soumis aux influences marines et fluviales. Au-delà de ce constat vient le problème de la qualification et territorialisation du risque à l’échelle de l’ensemble. Ce processus semble être désiré par les acteurs territoriaux, par ailleurs concernés par un enjeu de sensibilisation grandissant.

Risque et incertitude dans l’estuaire: priorisation des intérêts et dynamiques complexes

La compréhension de l’élévation du niveau marin et de l’aléa dans l’estuaire cristallise des difficultés de plusieurs ordres. D’abord par sa complexité relative à sa technicité et scientificité : liée d’une part aux difficultés pour régionaliser les données mondiales du GIEC, et d’autre part, à la complexité du milieu estuarien dans la modélisation et la caractérisation des impacts. Ensuite, autour du manque de donnée et surtout de synthèse qui le caractérise : liée au choix, calendrier et aux priorités des acteurs. Puis, par extension, autour du rôle prégnant de l’activité portuaire dans la modification du milieu estuarien au cours du siècle dernier.

[…] on savait que c’était compliqué aussi, encore plus compliqué que le littoral, puisque doubles influences maritime et fluviale

entretien DDTM

L’estuaire est donc globalement décrit comme une entité ambivalente, tantôt il n’évoque aucun enjeu prégnant, l’attention se focalisant sur les crues en amont ou sur la submersion et érosion des côtes en aval, tantôt son avenir semble préoccupant, en termes d’infrastructures portuaires ou de services écosystémiques. L’influence de l’aléa dans l’estuaire est globalement décrite comme assez faible, voire parfois inexistante par endroits (nombre faible d’arrêtés CATNAT, faible impact de la tempête Xynthia sur le bâti, peu de données hydro sédimentaire témoignant de l’influence globale du changement climatique dans l’estuaire). D’ailleurs, dès 2011 et le début de la réflexion autour des plans de prévention des risques locaux, l’estuaire intermédiaire est écarté de l’emprise de ces documents. Trois raisons sont évoquées: le manque d’enjeux, les activités et les projets du secteur portuaire et la complexité des dynamiques estuariennes.

« La probabilité d’inondation de la plaine alluviale peut donc très fortement varier avec un changement du niveau moyen de la mer, et la probabilité de surcote d’origine météorologique (de l’ordre du mètre, en estuaire) est elle-même susceptible d’évoluer au gré des changements […] »

Le Hir et Walter in Moatar et Dupont, 2016, p.253

Pourtant, les données marégraphiques de Brest et de Saint-Nazaire, maintenant croisées avec des données satellitaires, permettent d’affirmer que le niveau marin augmente localement. Ainsi, à l’échelle de la façade atlantique française, on mesure l’augmentation du niveau marin à 2mm/an (référence à Brest entre 1993-2011 selon Ferret, 2016). À partir de cette constatation, d’autres mesures peuvent faire dire que ce niveau sera progressivement amené à croitre dans des proportions variables, selon une fourchette de 30 à 70cm, voir 1 mètre, à la fin du siècle (Oppenheimer, et al. 2019 ; C3E2, 2014). À l’échelle globale, étant donné les puissants effets de rétroactions climatiques, cette élévation s’accélèrerait davantage à horizon 2100 selon le nouveau rapport du GIEC (IPCC, 2021). En outre, des études récentes appuient sur l’influence des changements dans les estuaires (Almar et al. 2021 ; Bamunawala et al. 2021). Permettant de confirmer l’omniprésence de la problématique dans les prochaines années, ces données n’offrent pas pour autant la possibilité de spatialiser et caractériser avec exactitude le niveau marin à l’échelle qui permettrait aux acteurs de se saisir de la problématique. Les difficultés qui résident dans la traduction des données climatiques mondiales vers les localités contribuent à faire persister ces incertitudes. Défini comme « l’impossibilité de « mettre en risque » » (Bourg, et al. 2013 ; Reghezza-Zitt, 2015), l’incertitude renvoie à une imbrication spatiale complexe des menaces, rendant difficile sont « officialisation » dans les documents prévus à cet effet, les plans de prévention des risques littoraux ou d’inondation (PPRL ou PPRI).

Néanmoins, récemment de nombreuses études locales se sont intéressées à l’adaptation et à la caractérisation de l’aléa dans l’estuaire et ses abords (Parc Naturel Régional de Brière, Syndicat du Bassin Versant du Brivet, Grand Port Maritime de Nantes Saint-Nazaire, Direction Départementale des Territoires et de la Mer, certaines collectivités). Ce florilège de démarches riches et prometteuses se veut représentatif à la fois des lacunes de données à l’échelle de l’estuaire, mais aussi de l’urgence et de l’investissement récent de certains acteurs autour du sujet.

La difficulté des perturbations est que l’on ne sait pas d’où elles viennent, ni quand, ni où elles vont surgir ; elles sont donc par définition impossible à maitriser.

Aschan-Leygonie, 2000

Une volonté de territorialiser le risque dans l’estuaire ?

Repartons de ce constat : la cartographie des risques est absente dans la plupart de l’estuaire, entre le PPRI de Nantes à l’amont et les PPRL de Saint-Brevin-les-Pins et de Saint-Nazaire à l’aval. Si cette lacune est bientôt en partie de l’histoire ancienne grâce à une étude lancée par les services de l’État, la qualification de l’aléa et du risque submersion dans l’estuaire est un sujet qui préoccupe généralement les acteurs (industriels, élus, collectivités). Il y aurait même une volonté partagée de poser clairement les enjeux sur base cartographique. Les documents de risque peuvent être alors un outil de territorialisation, puisqu’ils ancrent sur le territoire, par le biais de cartes plus ou moins réglementaires, les zones concernées par le risque. Cependant, cette territorialisation se heurte à un espace vécu, représenté et pratiqué par ses habitants et usagers, ce qui peut parfois donner lieu à certaines confrontations (Perherin et al., 2016). Ainsi, une fois les premières cartographies rendues publiques, il faudra déterminer la portée de cette étude. Est-ce qu’elles pourraient servir à titre indicatif comme le fait déjà l’Atlas des Zones Inondables (AZI) de l’estuaire ? Il faudrait alors compter en l’initiative des acteurs locaux pour prendre en compte les enjeux soulignés, comme c’est le cas chez certaines communes au Sud de l’estuaire (préconisations intégrées au PLU). Faudrait-il officialiser le risque dans un document de prévention (PPRL ou PPRI) ? Les conséquences sur les activités et l’urbanisation pourraient alors être importantes. Ou bien, et c’est plus probable, cette étude pourrait-elle servir de base à la mise en place d’une Stratégie Locale de Gestion du Risque Inondation (SLGRI), plus souple et qui présente moins de contraintes pour les collectivités ? Quoi qu’il en soit, dans le cas où leurs atouts et faiblesses sont bien pris en compte, ces documents peuvent être de potentiels leviers de l’adaptabilité du territoire. Par le prisme des études aujourd’hui en cours, la problématique de la submersion est relancée à travers l’estuaire.

Les potentielles limites des plans de prévention des risques dans la prise en compte de l’incertitude :

  • Logique d’adaptation réactive (non anticipatrice) par le passé : mise en place de nombreuses dispositions après l’événement, comme après Xynthia (renforcement de la maintenance des ouvrages, la prise en compte de certains aléas, la culture du risque) ;
  • Caractère prescriptif pouvant être limitant pour s’adapter (sauf zones de projet) ;
  • Processus concerté qui modifie l’appréhension du risque à travers un zonage concédé ;
  • Production d’effets de territoire à travers l’établissement de zones à risque(s) (avec la politique des territoires à risques importants d’inondation (TRI) par exemple), qui implique la marginalisation d’autres territoires (car moins expertisés, moins considérés, moins prioritaires).

Cette manière de faire est aujourd’hui à interroger au profit d’une adaptation anticipatrice et inclusive autour de la gestion du risque et plus largement dans un cadre de transition écologique et de la durabilité. En définitive, l’éventualité de la mise en place d’un document de risque dans l’estuaire de la Loire n’est pas envisagée concrètement pour le moment. Pour aller dans ce sens, d’après les entretiens, évoquer la question d’un document prescriptif parait compliqué étant donné le manque de formation de certains acteurs sur le sujet.

Perception du risque et besoin de sensibilisation

Si la perception et représentation du risque reste à évaluer chez les acteurs et la population, nombre d’entretiens abordent un nécessaire travail de sensibilisation à mener auprès des acteurs de l’estuaire quant aux risques et plus largement par rapport au changement climatique. Il est fait état d’une opacité des enjeux dans les documents d’urbanisme et de planification et d’un nécessaire effort pour stabiliser ces problèmes sur le territoire, notamment par la carte. Pour d’autres, au contraire, les acteurs de l’estuaire ont plutôt une bonne représentation des risques et du changement climatique, certains étant sensibilisés depuis les évènements de 2010, ou à travers la construction des plan climat-air-énergie-territorial (PCAET), pourtant davantage concernés par des objectifs d’atténuation que d’adaptation. Les acteurs des secteurs agricole et industriel situés à proximité de l’estuaire seraient également particulièrement sensibles aux changements à venir, les premiers en tant que sentinelles des mouvements d’eau dans l’estuaire, les seconds, compte tenu de l’implantation de leurs activités sur terre-plein.

Plus largement, la mémoire (du risque) est jugée essentielle. Avoir un historique du risque récent et marqué sur un territoire, augmente de manière significative la mémoire individuelle et collective du risque (Aschan-Leygonie, 2000). Il est néanmoins difficile de s’appuyer sur cette mémoire, étant donné l’ancienneté des derniers épisodes d’inondation exceptionnelle de la Loire (remontant à plus d’un siècle). Le faible historique de risque sur le territoire pourrait alors être à l’origine d’un certain désintérêt pour la problématique, désintérêt constitutif d’une conscience du risque sous-développée. Autrement dit, si la mémoire collective des acteurs et des institutions n’a jamais directement connu la perturbation, il est difficile pour le système estuarien de prendre cette donnée en considération. Compte tenu des phénomènes de changements évoqués précédemment et malgré l’incertitude, le territoire doit adopter un regard différent sur ces thématiques afin de s’adapter. Pour ce faire, la gouvernance de l’ensemble estuarien est invoquée comme un levier nécessaire…

Loire Sud Loire 20130709-007

Références

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